jeudi 2 février 2012

30 ans après, les disparus du Liban



On connaissait en Argentine "les mères de la place de mai" à Buenos-Aires, qui chaque semaine, depuis 1977, se réunissent pour tenter d'avoir des nouvelles de leur fils, leur fille, ou parent disparus sous la dictature (1976-1983). A Beyrouth, plusieurs dizaines de familles campent depuis le 11 avril 2005, dans le jardin Gibran Khalil Gibran au centre-ville de Beyrouth, afin d'attirer l'attention de l'opinion et des gouvernements qui se succèdent, sur le sort de milliers de Libanais – et de ressortissants arabes – disparus durant la guerre civile (1975-90) et la période qui l’a suivie sous la "tutelle syrienne" au Liban. Dans son édition d'hier, le quotidien  libanais L'Orient le jour racontait Naheel Chehwane, dont le mari a disparu il y a trente et un ans. Celui-ci était partisan des Kataeb, parti nationaliste chrétien, accusé de massacres dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila après la mort de leur leader Bachir Gemayel (1982). Voici l'histoire de Kozhaya Farid Chehwane, racontée par le quotidien francophone.
(Il) avait 28 ans le jour où il a été enlevé en ce funeste mardi 12 juillet 1980. Le jeune homme était marié et père de quatre enfants, un garçon de quatre ans et trois filles âgées respectivement de trois et deux ans et de quatorze mois. « Kozhaya a été enlevé sur les lieux de son travail à l’usine de Selaata, raconte son épouse, Naheel. Mon frère, qui travaillait lui aussi à l’usine, m’avait dit que des agents des services de renseignements syriens l’avaient appelé et demandé à le voir. Kozhaya a fait part de ce coup de fil au directeur de l’usine qui lui avait demandé de les rencontrer. Ce dernier avait cru qu’ils étaient venus réclamer, comme à l’accoutumée, des sacs de sable pour les barricades. Deux hommes attendaient Kozhaya. Ils l’ont emmené directement à leur poste à Chekka. » 
Dès que la nouvelle de l’arrestation de son mari lui est parvenue, Naheel Chehwane s’est rendue sur les lieux de sa détention, où elle a pu le rencontrer. « Le responsable syrien du poste m’avait tranquillisée, se souvient-elle. “Quelqu’un l’a dénoncé. C’est une question de quelques jours et votre mari sera libéré”, m’avait-il dit, me conseillant de revenir dans trois jours. » 
L’épouse suit le conseil. « Trois jours plus tard, je me rends de nouveau au poste de Chekka, indique-t-elle. On m’y accueille en m’annonçant que Kozhaya a été transporté à Chtaura. Je m’y rends, mais on m’interdit de le rencontrer. Je vais à Anjar où on me déclare que mon mari a été transféré à Damas. » 
Trois mois et demi plus tard, Naheel Chehwane reçoit les premières informations concernant son époux. « J’ai su qu’il était détenu à la prison de Mazzé, révèle-t-elle. J’ai réussi à me procurer une autorisation de visite. » Un laissez-passer qui lui a permis de s’entretenir avec Kozhaya « quinze minutes ». « Il m’avait confié qu’il ignorait la raison de son arrestation et que c’était la volonté de Dieu, se rappelle-t-elle d’une voix amère. À la fin de la visite, je lui ai tendu le peu d’argent que je possédais et quelques paquets de cigarettes, en lui promettant de revenir. » 
Naheel Chehwane ne se doutait toutefois pas qu’il s’agissait de sa dernière rencontre avec Kozhaya. « Lorsque j’ai demandé une nouvelle autorisation de visite, on m’avait expliqué qu’à partir de la deuxième rencontre, une “deuxième lettre” était requise, indique-t-elle. Plus de trente ans plus tard, je n’ai pas encore compris de quoi il s’agissait. » 
Cette mère de famille courageuse, qui a élevé ses quatre enfants seule « dans la misère » et travaillant pour leur assurer une éducation, a refusé de baisser les bras. Toutes les deux semaines, elle se rendait en Syrie dans l’espoir de se procurer le permis. Mais à chaque fois, elle rentrait bredouille. « À Mazzé, on me disait qu’il a été transporté à la section d’interrogatoire dite “Section Palestine 235”, déplore-t-elle. À la Section Palestine, on me disait qu’il est transféré à Mazzé après chaque interrogatoire. Je faisais les va-et-vient entre les deux endroits sans réussir à voir Kozhaya. » 
Pendant près de trois longues décennies, Naheel Chehwane est restée sans aucune nouvelle de son mari. Il y a quelques années pourtant, « j’ai su par un ancien détenu qu’en 1997, Kozhaya était à la prison de Saydnaya ». « Il y a près de trois mois, j’ai reçu des informations selon lesquelles il serait encore vivant et détenu à la prison de Adra, confie-t-elle. Il porterait le numéro 142. J’ignore si ces informations sont justes. J’aimerais le croire. » 
Naheel Chehwane, qui souffre de plusieurs maladies « causées par la souffrance que je continue à endurer », aime à croire que Kozhaya est toujours vivant. « L’idée qu’il soit mort ne m’a jamais effleurée, assure-t-elle. Je sens qu’il est toujours vivant et qu’un jour je vais lui ouvrir la porte. J’espère ne pas avoir tort. » 
À l’instar de plusieurs dizaines de familles qui campent depuis le 11 avril 2005 dans le jardin Gibran Khalil Gibran au centre-ville de Beyrouth, Naheel Chehwane déplore l’atermoiement observé au niveau du dossier des détenus en Syrie. Elle conclut : « Le gouvernement et les responsables libanais ne font rien pour le résoudre. Mon mari était partisan Kataëb, mais le parti n’a jamais cherché à avoir de ses nouvelles ou à s’enquérir de la situation dans laquelle vivait sa famille. Notre chef de l’État a promis dans son discours d’investiture de faire de ce dossier une priorité. À ce jour, il n’a entrepris aucune action en ce sens. Nos dirigeants continuent à se servir du dossier à des fins politiques. Qu’ils cessent leurs manipulations, nous avons assez de leurs duperies!»